Hélène est une excellente compositrice et pianiste. Techniquement, rien à dire, Hélène maîtrise son Art, mais ses compositions ne rencontrent pas le public.
La critique est sévère : « Jolie musique mais inaccessible et éthérée, elle ne nous « touche » pas.
Hélène se sent incomprise. Elle se juge “sans talent”. Son désespoir est tel, qu’elle envisage sérieusement d’abandonner ses rêves d’artiste.
En l’observant et en discutant avec elle, je constate qu’Hélène a toujours l’air d’être « à côté de ses pompes », au sens littéral du terme.
Elle n’est pas “incarnée”. Du coup, ses créations ne le sont pas, non plus.
Hélène a passé toute son enfance dans les hôpitaux luttant contre une leucémie de l’âge de deux ans à l’âge de 13 ans, faisant régulièrement des rechutes. La dureté des traitements, qui pourtant lui ont sauvé la vie, l’a fait sortir de son corps. Elle a passé la moitié de sa vie hors d’elle, en dissociation. C’est un grand classique. Lorsque le corps est en souffrance, l’esprit dissocie. Il protège.
Cette protection indispensable au moment de sa maladie devient un handicap et l’empêche, aujourd’hui, de rencontrer son public.
Cette absence de connexion avec le corps (via la sidération) a souvent lieu suite à un traumatisme et peut devenir une manière de fonctionner lorsqu’il est répété.
Nous retrouvons le même type de problématique chez les adultes à haut potentiel ou « zèbres » dont on a excusé l’absence de motivation pour toute activité physique par un « oui mais toi c’est pas important, t’es une tronche! »
A quoi pourrait bien servir le corps à un cerveau aussi brillant ? Au point que ces personnes à haut potentiel se réfugient ou plutôt s’enferment dans leur mental.
Le corps est pourtant le premier outil de contact avec le monde extérieur. Vouloir s’évader sans le corps, c’est s’aliéner. Or, pour créer, il faut pouvoir fantasmer et le rêve passe par le corps autant que par le cerveau. Nous avons tous rêvé que nous tombions. A ce moment, le corps croit réellement qu’il tombe au point parfois que notre rythme cardiaque s’accélère et que nous nous réveillons en sueur, apeurés.
Le corps vit la chute à 100 %. Elle n’est pourtant pas réelle. Mais elle est vraie, c.a.d., vraiment perçue par le corps parce que le cerveau y croit.
Je conseille alors à Hélène, pour se connecter à son corps, de commencer par la pratique d’une activité physique quelle qu’elle soit. Même la marche. Tout ce qui peut la sortir du mental pur. L’exercice du scan corporel (cf article “et si on se lâchait un peu la grappe ?”) est aussi un excellent outil pour ramener à la corporalité. Tout comme les exercices de respiration.
Quant à la pratique de sa musique, je lui propose de composer avec ses autres sens et pas seulement avec son oreille. Je l’invite à explorer le son à travers son goût, son odorat, son toucher et sa vue. Je lui propose de sortir des évidences.
Mon professeur de théâtre, Luc Charpentier, répondait systématiquement à l’interjection, mêlée de colère, de l’acteur impuissant face à un exercice :
-« Franchement là, je ne vois pas ! »
-« Et bien change de sens ! »
La vue est d’ailleurs le sens le plus sollicité dans notre monde envahi d’images. Il est pourtant, et de loin, le moins intéressant pour la créativité.
Je mesure encore plus aujourd’hui la portée de ses paroles. Le corps vibre par les sens et nous nous réduisons bien trop souvent à un seul, comme si nous nous imposions de ne dessiner qu’en noir et blanc !
Cet exercice est valable pour toute forme d’expression créative.
Dans la cuisine par exemple, le goût, bien entendu, est important mais imaginez, votre plats préféré : les couleurs qui se dessinent dans l’assiette, le toucher des aliments en bouche, l’odeur des fumets se dégageant de la marmite, le son du bouillon, du pain que l’on rompt, le tintement des couverts qui se rencontrent… L’eau ne vous monte-t-elle pas à la bouche ?
Tous les sens en action sont autant de points d’inspiration et apportent sensorialité et sensualité aux créations.
Dans notre quotidien aussi, il est important questionner nos évidences et activer tous nos sens pour vibrer harmonieusement.
L’avantage, c’est que l’entraînement se fait à chaque moment de la vie…
Et vous ? Avec quel sens allez-vous jouer aujourd’hui ?