Quelle est votre motivation à créer ?

Laissez-moi vous partager les histoires de deux artistes « maudits » en quête de réalisation.

J’ai cinq ans. J’appelle ma mère : « Maman ! Maman ! regarde ce que je fais Maman… Maman… » Je cris de tout mon souffle, mais elle ne m’entend pas. Elle reste le dos tourné, regardant vers l’horizon et moi derrière elle, je m’agite, je pleure, j’hurle, espérant qu’elle me voit enfin… mais elle ne se retourne jamais…

Julien, 40 ans, me raconte ce rêve récurrent. Il m’explique qu’il a la plus grande peine à se réaliser en tant que comédien. Il a beaucoup de mal à trouver et réussir ses castings et se sent incapable de monter ses propres projets.

Il a tendance à attendre qu’on vienne le chercher, à l’instar de ces célibataires qui se plaignent de leur solitude mais n’agissent pas, attendant que l’âme soeur toque à leur porte. 

Il attend LE projet de sa vie, il attend qu’un directeur de casting s’intéresse à lui ou qu’un metteur en scène le prenne pour muse… 

Pire, lorsqu’il réussit à intégrer un projet, il se transforme en une insupportable diva, arrivant en retard en répétition,  exigeant un traitement de faveur, se plaignant d’être bloqué dans son jeu pour des raisons fallacieuses, critiquant ses partenaires ou les directives du metteur en scène… et finit, chaque fois, par quitter le projet ou en être évincé.

Son besoin d’être vu, entendu, reconnu est tel, qu’il se saborde.

En outre, j’apprends qu’il s’obstine à être comédien et rien d’autre. Julien est tellement obsédé par son besoin de reconnaissance qu’il en a mis de côté deux autres talents : la peinture et l’écriture. Le peu qu’il ose montrer est d’une qualité remarquable, mais il a préféré arrêter pour se consacrer uniquement à sa carrière d’acteur ; pour être au centre de toutes les attentions.

Quelle erreur ! En faisant cela il a bloqué toute sa créativité. Seul son besoin intrinsèque de reconnaissance a motivé son choix de s’interdire de créer autrement qu’en jouant la comédie. 

Je lui ai alors proposé de reprendre la peinture et l’écriture. De s’y plonger entièrement et de laisser jaillir toute sa créativité frustrée, quitte à mettre de côté, dans un premier temps, sa carrière d’acteur. Accueillir et reconnaître son expression artistique sans jugement, comme elle vient, sans décider de la manière dont elle s’exprime à travers soi. Pas simple à entendre mais c’est, à mon sens, un passage obligé pour repartir sur des bases saines en tant que comédien. 

À condition toutefois que son urgence à créer ne soit pas motivée par des besoins narcissiques. 

L’expression artistique ne peut pas être le fruit d’un besoin égotique de reconnaissance au risque d’engendrer un comportement destructeur pour soi et/ou son entourage.  D’autant plus que c’est réducteur. Pourquoi vouloir regarder par le trou de la serrure alors qu’il suffit d’ouvrir la porte ?

Loin de moi l’idée de le juger. Abandonné, à l’âge de quatre ans, par une mère dépressive et battu par son père, il s’est construit dans la maltraitance et la non-reconnaissance. 

Les épreuves que nous rencontrons dans l’enfance régissent nos comportements futurs si nous n’en prenons pas conscience. 

Comme pour Léa, qui a toujours aimé écrire des histoires et dessiner, non sans talent. Enfant déjà, son coup de crayon était précis et son imagination sans limite.

Malheureusement, à l’école primaire, elle était harcelée par une autre petite fille plus âgée. Au grand damne de Léa, son bourreau ne se contentait pas de lui voler ses goûters. Elle lui volait aussi ses créations.

Lors d’un concours de poésie, elle s’était octroyée les meilleurs textes de Léa, recevant, ainsi les lauriers du public à sa place. Elle obligeait Léa à faire pour elle les dessins qui illustraient les poésies à apprendre. Léa inventait, donc, deux illustrations totalement différentes pour éviter la punition pour plagiat. 

Ironie du sort, la petite voleuse obtenait de meilleures notes que Léa.

Au lycée, la malédiction continue avec le frère, quelque peu fainéant, de Léa. Ils étaient dans la même classe et soucieuse de le protéger, elle lui faisait souvent ses devoirs. Elle rédigeait alors deux dissertations. Une pour lui, une pour elle, en prenant soin d’inventer deux histoires totalement différentes. Là encore, la plupart du temps c’est la rédaction qu’elle avait écrite pour son frère qui obtenait le meilleur résultat.

Dans les deux cas, Léa commençait par faire les « devoirs » pour l’autre, lui donnant son maximum et ne gardant que les « restes » d’inspiration pour elle.

Léa avait un sens du sacrifice exagéré, entretenu par l’exemple d’une mère qui sans cesse exprimait son sens du devoir et ses frustrations.

Comble de tout, en cours de dessin, son professeur refusait de croire qu’elle était l’auteur de ses meilleurs dessins, l’accusant de l’avoir fait faire par quelqu’un d’autre ! Elle, qui passait son temps à faire pour les autres !

Son sentiment d’injustice était à son comble. Dégoûtée, elle ne se voyait plus que comme une artiste « maudite ». Il est facile après tout cela de se victimiser et de baisser les bras. 

De ces expériences malheureuses, est né un sentiment de non reconnaissance et d’illégitimité, bloquant sa créativité.

Adulte, elle est devenue incapable d’aller au bout de ses projets artistiques. Dès qu’il s’agit de créer pour elle, tout est bloqué, comme suspendu dans le temps. En revanche, elle excelle dans les projets des autres. 

En faisant un travail sur elle-même, elle en conclut que sa créativité s’exprimait essentiellement au service des autres et non pas dans un besoin de reconnaissance personnelle. 

Au lieu de le vivre comme une « malédiction », elle finit par comprendre qu’elle pouvait exprimer sa singularité au service du plus vaste. C’est alors que sa créativité a pu se développer. Pas seulement dans les projets des autres d’ailleurs, mais parce que sa création est motivée par l’envie d’apporter une pierre à l’édifice de la grande roue de la vie. Les enfants sont l’exemple parfait du don de soi dans l’Art. Ils offrent facilement leurs dessins ou leurs spectacles. Seulement dans le plaisir du partage.

Attention ! quand je parle de « don de soi » ou d’être « au service de », je ne parle pas de gratuité mais d’état d’esprit. La création, et par conséquent les artistes, doivent évidemment être rétribués à leur juste valeur afin de pouvoir vivre de leur art et continuer à créer librement.

Il n’est pas question de charité, mais de motivation, de ce qui pousse à créer au-delà de l’égo. La création offre un autre regard, éveille, ouvre les consciences et à ce titre est vitale, quel que soit le média utilisé. 

C’est pour cette raison que lorsque je m’occupe d’un artiste je lui demande toujours : 

« Quel est ton propos ? Quel est ton objectif ? Avec quelle envie souhaites-tu que le public reparte après avoir vu, lu, entendu ton oeuvre ? « 

Tout est dans la motivation à créer. Et vous quelle est la vôtre ?